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Hélène : l’esthétique de la renaissance

Il pleut à l’intérieur des corps. Des silhouettes sans visage, fragmentées, quittent un lieu appelé « Emploi-Administration ». Sur leur chemin, elles croisent des gens souriants et bien habillés qui reviennent de l’atelier Look. Dessin en noir et blanc sur un dépliant de l’association, où l’on comprend que l’estime de soi passe d’abord par le regard des autres, ce désir du désir de l’autre que théorisait Hegel.

« On vit dans une société d’image »

L’atelier se trouve dans une barre d’immeubles posée au bord du quartier des Dervallières, là où s’arrête la ville. Dehors la pluie, il fait presque nuit sur un parking tranquille. À l’intérieur, la lumière des cartes postales accrochées au mur, la matière chaude d’une statuette africaine ou d’une pile de coton. Ça sent le cosmétique et la femme allongée sur la table a le visage tout bleu d’un masque à l’azulène. « Ça fait du bien de venir ici », dit-elle sans ouvrir les yeux. Hélène Ansquer lui masse la nuque avec des gestes doux, des gestes qu’on n’entend pas.

Diplômée de l’école Jeanne Gatineau à Paris, Hélène a d’abord travaillé pour quelques grands noms du secteur, Biotherm à Deauville ou Yves Rocher à Lisieux, avant de créer une auto-entreprise de conseil en image. Bénévole à l’atelier Look depuis six ans, elle propose des soins esthétiques aux habitants du quartier. À l’occasion, elle leur apprend aussi à reconnaître les couleurs qui les mettent en valeur, ou à trier leur garde-robe pour « optimiser » leur silhouette. Les aide à se relever, d’une certaine manière, quand ils se prennent les pieds dans le chômage ou dans un divorce. « Quoi qu’on en dise, on vit dans une société d’image, où il faut faire bonne impression. » Hélène parle de colorimétrie[1], de morpho-style[2], et on se demande si ça ne sonne pas un peu comme une émission de M6. « On ne cherche pas à transformer quelqu’un en star à un instant t. On entre en empathie avec les gens, on les accompagne pour qu’ils se retrouvent en adéquation avec eux-mêmes. Mais si la démarche leur est imposée, s’ils ne sont pas prêts à changer, ça ne peut pas fonctionner. »

Hélène n’habite pas aux Dervallières, mais dans un quartier plutôt bobo. « On retrouve ce besoin de reprendre confiance en soi dans tous les milieux. C’est la société qui favorise ça, avec les licenciements violents, les ruptures… » Alors on applique du vernis (à ongles), des crèmes (apaisantes) ou des masques (hydratants) pour tenter de recoller les morceaux. Un désordre de bouteilles, de tubes, de flacons envahit les étagères de l’atelier, des marques et des gammes dépareillées provenant de dons, achetées à la Croix-Rouge ou lors des soldes en grande surface. Il faut se frayer un chemin entre la table et le bac à shampooing de la coiffeuse, Hélène éclate de rire. « Ça mériterait d’être relooké ici ! »

Un autre visage

Au début, il a fallu ressortir les diplômes pour rassurer les clientes. Les femmes maghrébines hésitaient aussi à retirer leur voile. « Ce n’est pas rien de confier son visage à quelqu’un, de se laisser toucher. Mais au fond, elles adorent qu’on s’occupe d’elles.  » Maintenant, il arrive qu’elles s’endorment entre les doigts de l’esthéticienne.

Par la porte entrouverte parviennent les conversations des femmes qui attendent leur tour autour d’un café. L’atelier Look s’inscrit dans un vaste réseau associatif dont les membres se retrouvent aux sorties cinéma de l’Agora, par exemple, ou aux ateliers d’écriture du Dernier spectateur. Une manière de rompre l’isolement à l’intérieur du quartier. À la fin du mois, quand l’argent commencera à manquer, il y aura beaucoup moins de monde dans la salle d’attente.

Sur la table un autre visage, recouvert d’une crème blanche, a remplacé le masque bleu du début. Dans un film de Godard, s’ensuivrait un motif rouge et c’est alors toute une société qui se trouverait allongée dans le petit atelier de 9 m2. Une société qui apprend à se reconstruire, enfin réconciliée avec son reflet dans le miroir.

Alban Lecuyer

 

 


[1] Analyse des couleurs vestimentaires qui mettent en valeur un individu en fonction de sa carnation, de sa couleur de cheveux, etc.

[2] Analyse du style vestimentaire d’un individu en fonction de sa morphologie.